Chambre des merveilles
Sarah Kreuter (Unkraut) et Urs Lehmann (Biopop) travaillent de deux manières : soit individuellement en explorant chacun son univers singulier, soit collectivement en créant une entité nouvelle appelée Unkraut.Biopop. En allemand, Unkraut signifie les mauvaises herbes. Pour les artistes, elles sont les plantes vivaces de la culture, poussant partout et ne se corrompant pas. Dans leur exposition intitulée Compost de vie, des héracleum, grandes herbes parfois toxiques provenant des alentours de la Ferme-Asile, sont disposées en cercle autour d’un récipient contenant leurs graines. Ces plantes folles sont comme les inspiratrices du lieu, elles essaiment dans l’espace.
Parcours de vie
Sarah Kreuter et Urs Lehmann développent un ensemble de propositions visuelles abordant la question du vivant. Il y a d’abord les débuts de la vie avec plusieurs travaux Sarah Kreuter : la fécondation (le papiers cuits au four portant les empreintes de gâteaux en forme d’embryons), la gestation (les plantes qui poussent dans des coquilles d’œufs de poule, une couvaison improbable qui réunit le monde végétal et le monde animal). Le vivant s’exprime aussi dans l’ultime voyage, celui qui conduit les âmes et les corps dans leurs dernières demeures. Fleuve de vie est une vidéo de Unkraut.biopop. qui raconte de manière poétique une nouvelle traversée du Styx, fleuve des Enfers dans la mythologie grecque. Ce sont des insectes morts qui prennent le bateau, embarcation de fortune conçue à leur taille pour un trajet sur les eaux cristallines des rivières des montagnes valaisannes. La pureté de l’eau, la clarté de la lumière, l’intense coloration font de cet ultime voyage un hymne à la beauté et à la délicatesse de la nature.
Le vivant chez Sarah Kreuter s’incarne principalement dans les formes de la vie végétale. La vidéo intitulée Néophyt retrace l’épopée tragique d’une plante d’intérieur, déplacée en plein air. Cette plante est déracinée, exilée de son territoire naturel et d’origine, par exemple un salon bien chauffé et confortable. Cet exil la conduit dans un pré où les dangers se succèdent, menaces mortelles pour sa survie : les hommes, les actions, le climat, la terre nouvelle. Ainsi apparaît un enracinement précaire avec des conditions de vie difficiles. Un glissement de sens se produit : on songe alors au nombre d’individus qui, dans nos sociétés sont contraints à l’exil, au déracinement.
Le vivant chez Urs Lehmann se traduit dans des formes qui empruntent à la zoologie, à la botanique et à l’imagerie médicale, notamment aux neurosciences qui produisent des images du cerveau. Chez lui, on assiste à une redistribution des formes entre le réel et l’imaginaire. Le grand dessin intitulé Rêve dendritique met en scène un personnage masculin, autoportrait de l’artiste, nu dans une nature peuplée d’animaux et de plantes. La plupart des animaux existent sur notre planète, mais ne cohabitent pas dans les mêmes milieux naturels. Les échelles de représentation sont insolites car perturbées : un pied de géant vient menacer la figure masculine étendue, le personnage masculin est répété plusieurs fois dans la composition à des tailles différentes. Quant au paysage, il est composé de représentations de synapses et de neurones, fortement agrandis et devenant des tiges, des racines, des ornements sortant de leur contexte anatomique. Le vivant ici gonfle, enfle et pratique l’hybridation.
Une philosophie de la nature
Dans Compost de vie, la question du vivant se transforme en une réflexion sur la nature : «Art = Nature, la nature coagule avec la culture», disent les artistes. Cette philosophie s’exprime de manière particulière dans les vidéos qui rejouent le temps linéaire. Par exemple dans Le grand blanc, on assiste à l’effacement de traces humaines faites sur une large portion de territoire recouvert de neige. En montant le film à l’envers, les artistes projettent l’idée d’agir sur la nature. La pratique artistique pourrait-elle reconstruire, restaurer la nature ? L’art serait-il un remède pour la nature malmenée par les actions humaines ? Les œuvres d’art deviennent-elles le terreau culturel propice à une régénération de la nature ? L’art a le pouvoir, chez Sarah Kreuter et Urs Lehmann, d’ajouter un supplément de vie à la nature trop souvent menacée à notre époque. Une manière de pratiquer une certaine forme de développement durable.
Un principe de vitalité : l’humour
Si les problématiques soulevées par les travaux de Sarah Kreuter et Urs Lehmann sont graves et reflètent des enjeux fondamentaux de notre époque, le traitement de ces préoccupations se révèle très original : tout est inventivité et créativité. Reformulant de nouvelles hypothèses pour une Nature régénérée par l’action artistique, les deux artistes construisent leurs œuvres avec les ingrédients de l’humour, de l’ironie, de la critique, du tragi-comique, voire du burlesque. Cette forme de rire et de sourire placée au cœur de leur travail se répercute sur le spectateur. Surgissant du décalage dans l’ordre des choses, de la répétition de certains gestes, de l’incongruité des situations, le comique vient comme chatouiller la réalité. Le bizarre, l’étrange sont jetés dans la normalité. Cela se voit par exemple dans la vidéo La promenade où Sarah Kreuter promène à Sion une plante d’intérieur dans une poussette. L’être humain peut-il donner vie à une plante ? Qu’en est-il des gestes de soigner une plante et de s’occuper d’un enfant ? Quel sentiment provoque le remplacement d’un bébé par une plante ? Avec le sourire on se demande ce que puériculture (ambiguïté de ce mot !) veut dire ?
Humour et décalage sont encore présents dans les photographies de paysages qui, par leur cadrage, font voir autrement la réalité quotidienne. Présentées dans un cadre kitsch, les photographies pratiquent un détournement des visions touristiques du paysage alpestre.
Compost de vie rassemble des photographies, des objets, des vidéos, des installations qui transforment la Ferme-Asile en une nouvelle chambre de merveilles, ces cabinets de curiosités chers aux XVIe et XVIIe siècles. La biologie, la zoologie, la génétique et l’esthétique tissent entre elles un dialogue surprenant et créent un monde où se rencontrent la Nature et la Culture.
Véronique Mauron